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27. février 2023

Transition énergétique

Les cours d’eau en conflit entre protection et exploitation

La menace d’une crise énergétique a accentué la pression pour forcer la transition énergétique en Suisse. Les conseils en débattront lors de la session du printemps qui s’annonce. L’utilisation des cours d’eau joue à ce propos un rôle majeur. Deux chercheurs de l’Eawag expliquent quels risques courent les systèmes aquatiques lors de l’utilisation de potentiels inexploités et comment évaluer les conflits.
Monsieur Schmid, vous êtes responsable de groupe au département Eaux de surface de l’Eawag et vous travaillez depuis des années sur les effets de l’utilisation de l’énergie hydraulique sur les cours d’eau. Actuellement, la volonté de produire encore plus d’énergie à partir de l’énergie hydraulique exerce une très forte pression. Quelles en sont les conséquences sur nos cours d’eau?

Martin Schmid: Dans de nombreux cours d’eau suisses, l’énergie hydraulique a d’ores et déjà provoqué des changements majeurs par rapport à l’état naturel, ce qui a fortement impacté les conditions de vie des poissons et des autres êtres vivants aquatiques. Dans les tronçons à débit résiduel, une grande partie du débit naturel fait défaut et en aval des conduites de retour des centrales hydrauliques, les fluctuations non naturelles du débit font que les organismes s’échouent ou sont emportés par les eaux. Les barrages entravent la connectivité le long des cours d’eau. En continuant à développer l’énergie hydraulique, les cours d’eau seront encore plus touchés par de tels effets.

De plus, l’énergie hydraulique n’est pas le seul facteur à impacter les cours d’eau. Les constructions de protection contre les crues, la pollution chimique et, dans une proportion croissante, le changement climatique sont d’autres facteurs de stress. À cause de ces nuisances, de nombreuses espèces ont déjà disparu des cours d’eau suisses. Parmi les espèces de poissons qui restent et les insectes qui vivent dans les cours d’eau, plus de la moitié sont menacées ou potentiellement menacées. Au vu de ces chiffres, il faut réfléchir sérieusement et se demander si on peut imposer des contraintes supplémentaires aux êtres vivants des cours d’eau. Martin Schmid: «Il faut réfléchir sérieusement et se demander si on peut imposer des contraintes supplémentaires aux êtres vivants des cours d’eau.»

Mais on s’efforce d’assouplir la mise en œuvre des prescriptions minimales de la loi sur la protection des eaux, notamment en ce qui concerne les débits résiduels, afin de ne pas «perdre» de kilowattheures. Du point de vue de la protection des eaux, y a-t-il encore sur ce point une marge de manœuvre?

Il faut suffisamment de débit résiduel pour que les poissons et les autres êtres vivants peuplant les cours d’eau puissent survivre et se reproduire. À cela s’ajoutent d’autres fonctions que les cours d’eau dont les débits résiduels sont trop faibles ne peuvent plus remplir, comme l’alimentation des eaux souterraines ou leur utilisation comme espace de détente pour la population. L’écologie des tronçons de débit résiduel est déjà fortement impactée et le changement climatique accentue encore la pression. Du point de vue de la protection des eaux, il est donc extrêmement important de respecter au moins les débits résiduels imposés par la loi. Pour la science, il serait en outre souhaitable d’avoir des débits résiduels dynamiques dont la variabilité corresponde à la dynamique naturelle d’un cours d’eau.

Une autre exigence demande de surélever les murs existants des lacs de retenue afin de pouvoir disposer de plus d’eau, c’est-à-dire de plus de courant, de l’été à l’hiver. Est-ce une bonne solution du point de vue de la recherche sur l’eau?

Pour la plupart des cours d’eau suisses, le changement climatique aura pour conséquence d’élever nettement le débit en hiver et de le réduire nettement en été. Cet effet sera encore renforcé par le développement du stockage saisonnier. Les études sur les effets que cela pourra avoir sur les écosystèmes des cours d’eau concernés en amont et en aval des murs de retenue sont encore incomplètes. Martin Schmid: «Pour les grands lacs, il existe encore un énorme potentiel d’utilisation de la chaleur sans effet négatif sur l’écologie du lac.»

 

Un moyen de produire de l’énergie encore peu utilisé consiste à extraire la chaleur des lacs en hiver afin de remplacer les énergies fossiles. Cette utilisation a-t-elle des limites, par exemple parce qu’elle a une incidence négative sur un lac en tant que biotope?

En Suisse, la chaleur des lacs est de plus en plus utilisée dans des réseaux thermiques pour le chauffage. Pour les grands lacs suisses, il existe en la matière un énorme potentiel qui peut être exploité sans que cela ait un impact négatif sur l’écologie du lac. Il est donc tout à fait judicieux de continuer à développer cette source d’énergie régionale et renouvelable. Mais il faut bien sûr évaluer au cas par cas les possibles conséquences sur les cours d’eau dans le cadre de la procédure d’octroi des concessions. Il faut d’une part tenir compte des effets locaux de la construction des conduites nécessaires et, d’autre part, des possibles modifications de la température et du comportement des lacs en termes de mélange des eaux qui peuvent apparaître avec l’extraction de la chaleur.

Ne pourrait-on pas aussi utiliser davantage les fleuves ou les eaux souterraines comme sources de chaleur?

Si, les grands fleuves de Suisse centrale disposent également d’un important potentiel d’utilisation de la chaleur. En revanche, plus le temps passe, moins ils conviennent pour l’utilisation du froid car en de nombreux endroits, à cause du changement climatique, les températures de l’eau dépassent de plus en plus souvent les seuils de tolérance pour certaines espèces. En raison de leurs faibles débits et des températures basses en hiver, les rivières alpines sont quant à elles moins appropriées pour produire de la chaleur.

Aujourd’hui, les eaux souterraines sont déjà utilisées en de nombreux endroits comme source de chaleur. Il faut néanmoins veiller à ce qu’il n’y ait pas de trop grandes variations de température à long terme, surtout si les eaux souterraines sont destinées à fournir de l’eau potable. Les eaux souterraines peuvent également présenter un intérêt en tant que réservoir saisonnier de chaleur qui peut être utilisé pour rafraîchir en été et chauffer en hiver.

Karin Ingold, responsable de groupe à l’Eawag et professeure à l’institut de science politique de l’Université de Berne, étudie les processus et les instruments de la politique énergétique en Suisse. À quoi ressemblent les conflits inhérents à la transition énergétique forcée?

La pression est actuellement très forte pour produire encore plus d’énergie hydraulique aussi rapidement que possible. Le risque de violation des processus démocratiques est-il réel?

Karin Ingold: En Suisse, la démocratie directe et les moyens juridiques sont suffisants pour se faire entendre. Mais il est illusoire de penser que ces moyens sont accessibles à tous: Il faut des ressources comme des connaissances, de l’argent, du personnel et aussi du temps pour pouvoir «activer» ces moyens.

Est-ce qu’on met parfois en concurrence la protection des paysages et de l’environnement et la transition énergétique?

Oui, c’est un fait. Mais je suis convaincue – et plusieurs projets de recherche le montrent – que même dans notre petite Suisse il y a assez de place pour protéger nos paysages et nos ressources naturelles tout en devenant malgré tout renouvelables. Pour cela il est nécessaire d’avoir une vision à l’échelle nationale des espaces à délimiter pour les différents objectifs.

Pour une vision à l’échelle nationale, la Confédération devrait-elle se détacher davantage des souhaits et des «pré carrés» des cantons et des communes afin de réussir la transition énergétique?

Grâce au fédéralisme, nous aurions le potentiel pour tester différentes solutions et diffuser plus largement celles qui sont couronnées de succès. Ceci exige néanmoins un échange dynamique sur de telles «best practices» entre les cantons, mais aussi entre les cantons, les communes et la Confédération. Ce dialogue à tous les niveaux est encore insuffisant à mon avis. Il est possible que cela demande du temps et il semble que nous avançons (trop) lentement. Mais la «politique des petits pas» est une spécificité suisse. Elle préfère l’apprentissage progressif à l’innovation politique radicale.

Quel est le niveau d’acceptation de la transition énergétique dans la société, et comment la mesurez-vous?

L’acceptation sociale se compose de multiples éléments. Il y a une acceptation générale de la transition énergétique très élevée. On mesure cela avec le baromètre des préoccupations du Credit Suisse par exemple, ou dans les urnes comme avec le train de mesures énergétiques accepté par une large majorité du peuple en 2017.
Mais lorsqu’il s’agit de modifier son comportement, son système de chauffage ou ses moyens de transports personnels, ces décisions ne dépendent alors pas uniquement de l’idéologie ou de la volonté générale. C’est pourquoi il peut très bien y avoir un décalage entre l’acceptation individuelle et le changement de comportement individuel.

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