Plateforme pour l’eau, le gaz et la chaleur
Article technique
25. mai 2018

Protection des eaux en Suisse

Protection et développement des eaux

De prime abord, la protection des eaux en Suisse est une belle réussite. Selon une analyse détaillée, leur gestion révèle néanmoins des déficits considérables. De gros efforts s’imposent encore, tant au niveau de la qualité de l’eau que de l’écomorphologie des ruisseaux et des rivières, pour que les milieux aquatiques retrouvent une diversité aussi riche que possible. C’est seulement ainsi que ces éléments essentiels de la biodiversité de notre pays pourront relever les défis du changement climatique.
Stephan MĂĽller, Ulrich Sieber, RĂ©my Estoppey, Susanne Haertel-Borer, Christian Leu, Michael Schärer, 

Corrections des eaux

Profonde modification du paysage

De nos jours, les romantiques suisses de renom ne reconnaîtraient plus les sujets de leurs œuvres. Tant Joahnn Heinrich Wüest, qui a peint son tableau le plus connu, Le glacier du Rhône, en 1795, qu’Alexandre Calame, célèbre pour ses paysages de rivières et de lacs, seraient fort surpris. Le glacier du Rhône n’est plus que l’ombre de lui-même et les zones alluviales peintes par Calame ont en majeure partie disparu.

Chacun sait pourquoi les glaciers reculent, mais nous ignorons souvent les causes des profondes modifications qui ont remodelĂ© les paysages fluviaux et lacustres suisses durant ces 150 dernières annĂ©es. Si les grandes corrections du XIXe siècle ont certes eu des rĂ©percussions majeures, des milliers de kilomètres de rivières plus petites et de ruisseaux ont Ă©galement Ă©tĂ© rectifiĂ©s, canalisĂ©s et artificiellement amĂ©nagĂ©s, voire enterrĂ©s : près d’un quart de tous les tronçons de cours d’eau ont subi des interventions humaines. Sur le Plateau, soumis Ă  une exploitation intensive, 40 % d’entre eux ne conservent plus aucune trace de leur Ă©tat naturel.

Protection contre les crues et gain de terres cultivables

Dès l’AntiquitĂ© et le Moyen-Ă‚ge, les cours d’eau suisses ont Ă©tĂ© modifiĂ©s par la main de l’homme. En 1492, la population de Nidwald a par exemple dĂ©cidĂ© d’approfondir les trois bras de l’Aa d’Engelberg. C’est sur l’insistance des paysans que le profil de cette rivière sauvage a Ă©tĂ© transformĂ©, car ses crues inondaient les champs situĂ©s dans la plaine de Stans. Les interventions prĂ©coces ne furent tout d’abord que locales, puis ont gagnĂ© en ampleur au dĂ©but du XVIIIe siècle. Le dĂ©tournement de la Kander fut le premier Ă  nĂ©cessiter des travaux de grande envergure. Il visait, lui aussi Ă  empĂŞcher l’eau d’envahir les terres, tout comme la correction de la Linth, rĂ©alisĂ©e cent ans plus tard. Cette dernière a par ailleurs marquĂ© un tournant dans l’amĂ©nagement des eaux.

Avec le temps, les travaux visaient de moins en moins la seule protection contre les crues. Rectifier, endiguer et détourner les rivières servaient également à gagner des terres agricoles ainsi que des zones à bâtir afin de répondre aux besoins d’une population en plein boom. Tel fut par exemple l’objectif du plus grand projet d’aménagement entrepris en Suisse: la correction des eaux du Jura, réalisée entre 1868 et 1891. Avec leurs chantiers pharaoniques, les grandes corrections des eaux du XIXsiècle symbolisaient la marche du progrès à l’ère de l’industrialisation. Ce sont d’ailleurs les connaissances des ingénieurs formés depuis le milieu du siècle dans les nouvelles écoles polytechniques fédérales [1] qui ont permis de les mener à bien.

Corriger aux dépens de la nature

Si la domestication des eaux a certes fait beaucoup d’heureux, elle a aussi fait une grande perdante: la nature. Au dĂ©but du XIXe siècle, les plaines fluviales de Suisse Ă©taient encore occupĂ©es par des bas-marais et des zones alluviales. Impropres Ă  l’agriculture et infestĂ©es par le paludisme, elles constituaient pourtant des habitats uniques pour la faune et la flore. Depuis, tout a Ă©tĂ© bouleversĂ©. Jusqu’au milieu du XXe siècle, pratiquement tous les grands cours d’eau suisses ont Ă©tĂ© corrigĂ©s. Les travaux ont certes Ă©radiquĂ© le paludisme, mais ils ont aussi signĂ© l’arrĂŞt de mort des zones alluviales, qui ont perdu jusqu’à 90% de leur surface initiale. L’assèchement des milieux marĂ©cageux a en outre dĂ©cimĂ© les peuplements d’espèces animales et vĂ©gĂ©tales hydrophiles.

Or les écosystèmes qui servent de transition entre milieux aquatique et terrestre recèlent une forte diversité biologique, de sorte que leur disparition appauvrit nettement la biodiversité. Preuve en sont les listes Rouges: parmi les espèces menacées ou éteintes en Suisse, plus d’un cinquième sont caractéristiques des milieux aquatiques et un autre cinquième des berges et des zones humides. De plus, 60% des plantes aquatiques sont menacées, soit la proportion la plus élevée de tous les groupes végétaux. Quant aux poissons et aux cyclostomes, un quart seulement sont considérés comme «non menacés», neuf de leurs espèces sont éteintes et cinq sont classées comme «menacées d’extinction» [2]. Bref, les déficits écologiques des milieux aquatiques sont en grande partie responsables des sérieuses menaces qui pèsent sur la biodiversité en Suisse.

Valorisation écologique

La protection des crues au service des revitalisations

Dans les annĂ©es 1990, la protection contre les crues qui avait prĂ©valu jusqu’alors a Ă©tĂ© remise en question. La loi fĂ©dĂ©rale sur l’amĂ©nagement des cours d’eau [3], entrĂ©e en vigueur en 1991, a marquĂ© un tournant dans ce domaine. Selon la nouvelle devise, les mesures doivent dĂ©sormais prĂ©server les eaux dans un Ă©tat aussi naturel que possible (fig. 1 Ă  3). Les cours d’eau Ă©tant des milieux naturels et des Ă©lĂ©ments du paysage, ils doivent ĂŞtre respectĂ©s comme tels, et la protection contre les crues ne peut ĂŞtre durable que si elle contribue Ă  combler les dĂ©ficits Ă©cologiques. Concrètement, les futurs projets doivent laisser suffisamment de place aux ruisseaux et aux rivières pour les laisser divaguer et façonner des milieux aquatiques et terrestres offrant une diversitĂ© naturelle. DĂ©sormais, la ConfĂ©dĂ©ration et les cantons ne financent plus que des projets qui participent Ă  la valorisation des eaux.

Si l’on songe aux vastes corrections des eaux du XIXe siècle, il ne suffit pas de contempler les tableaux peints avant leur rĂ©alisation pour comprendre l’étendue des pertes engendrĂ©es par la disparition de cours d’eau naturels. Depuis quelques annĂ©es, des revitalisations d’envergure permettent nĂ©anmoins de se rendre compte des dimensions et de la richesse de certains paysages alluviaux. Mentionnons par exemple la valorisation Ă©cologique du Chly Rhy (fig. 1), près de Koblenz dans le canton d’Argovie, oĂą un bras du Rhin, comblĂ© par le passĂ©, a Ă©tĂ© dĂ©gagĂ© et remis en eau. Il y a aussi la zone alluviale de la Thur, près de Ellikon dans le canton de Zurich, qui constitue la plus grande aire protĂ©gĂ©e de ce type en Suisse. La rivière y recrĂ©e peu Ă  peu des mĂ©andres naturels, Ă  prĂ©sent que les berges ont Ă©tĂ© libĂ©rĂ©es des ouvrages de consolidation et dotĂ©es d’échancrures.

ComparĂ©es Ă  l’étendue des zones alluviales que la Suisse possĂ©dait autrefois, ces revitalisations (fig. 2 et 3) ne sont qu’un modeste dĂ©but. Beaucoup reste Ă  faire pour retrouver des ruisseaux, des rivières et des lacs proches de leur Ă©tat naturel et Ă  la structure variĂ©e. Les travaux entrepris rĂ©vèlent malgrĂ© tout Ă  quel point notre attitude face aux eaux a changĂ© au cours des vingt dernières annĂ©es: nous ne les considĂ©rons plus seulement comme un danger Ă  neutraliser. Leur rĂ´le Ă©cologique gagne en importance, tout comme la plus-value que des cours d’eau et des lacs proches de l’état naturel apportent Ă  une population en quĂŞte de lieux de dĂ©tente. De plus, on admet dĂ©sormais que les revitalisations gĂ©nèrent souvent des synergies apprĂ©ciables avec la protection des eaux.

Les barrages et les centrales morcèlent les milieux naturels

L’évolution des mentalitĂ©s transparaĂ®t Ă©galement dans le prix «Paysage de l’annĂ©e» dĂ©cernĂ© en 2017. Cette fois, la Fondation suisse pour la protection et l’amĂ©nagement du paysage n’a pas sĂ©lectionnĂ© une vallĂ©e idyllique, mais un «paysage d’infrastructures Ă©nergĂ©tiques» sur le canal de Hagneck, oĂą «un Ă©quilibre dĂ©licat entre exploitation et protection» a pu ĂŞtre atteint (fig. 4). Si la correction des eaux du Jura et la construction d’usines hydroĂ©lectriques ont certes dĂ©truit nombre de  biotopes et d’espèces, d’autres milieux naturels dignes d’intĂ©rĂŞt ont vu le jour. Soulignons que les exploitants ont fait Ĺ“uvre de pionniers en valorisant la nature et le paysage [4].

Si ces louanges sont mĂ©ritĂ©es, n’oublions cependant pas que l’exploitation de la force hydraulique compte depuis le XIXe siècle parmi les principales causes du morcellement des milieux naturels et des dĂ©ficits structurels des eaux. Les effets nĂ©fastes de la production d’électricitĂ© comprennent aussi bien les dĂ©bits rĂ©siduels insuffisants et les obstacles Ă  la migration piscicole, que les carences du rĂ©gime de charriage et les problèmes dus Ă  l’exploitation par Ă©clusĂ©es. Un millier d’obstacles formĂ©s par des installations hydroĂ©lectriques entravent ainsi le passage des poissons et une centaine de restitutions d’eau engendrent des variations artificielles des dĂ©bits.

Nouvelle loi sur la protection des eaux : un compromis entre utilisation et protection

La rĂ©vision de la loi sur la protection des eaux [5], entrĂ©e en vigueur en 2011, tĂ©moigne aussi de notre changement d’attitude envers les lacs, les rivières et les ruisseaux. Le nouveau texte vise Ă  trouver un compromis entre utilisation et protection en s’appuyant sur les Ă©lĂ©ments clĂ©s suivants: la revitalisation de cours d’eau, l’obligation de rĂ©server plus d’espace aux eaux et l’attĂ©nuation des rĂ©percussions nĂ©fastes des installations hydroĂ©lectriques. Dans l’ensemble, la loi vise Ă  amĂ©liorer l’état des eaux. Plusieurs gĂ©nĂ©rations seront cependant nĂ©cessaires pour rĂ©aliser son objectif, qui est de remĂ©dier aux dĂ©ficits dont les cours d’eau souffrent en termes d’espace et d’écomorphologie. L’assainissement Ă©cologique de la production hydroĂ©lectrique doit ĂŞtre achevĂ© d’ici Ă  2030 (fig. 5) et 4000 kilomètres de cours d’eau devront ĂŞtre revitalisĂ©s d’ici Ă  2090. Cette rĂ©vision de la loi sur la protection des eaux a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ©e en 2009 après le dĂ©pĂ´t de l’initiative populaire «Eaux vivantes», qui demandait que tous les cours d’eau suisses soient revitalisĂ©s.

Le nouveau texte prĂ©voit en particulier de rendre aux milieux aquatiques une partie de l’espace dont ils ont Ă©tĂ© privĂ©s au cours des 150 dernières annĂ©es. Ă€ cette fin, les cantons sont tenus de dĂ©limiter un «espace rĂ©servĂ© aux eaux». Celui-ci comprend les deux bandes de terrain qui longent les rives et oĂą la dynamique des eaux permet de crĂ©er des biotopes aussi riches que variĂ©s.

La taille de ce corridor dépend de la largeur du ruisseau ou de la rivière. Les terrains peuvent faire l’objet d’une exploitation agricole extensive et font office de surfaces de promotion de la biodiversité. L’espace réservé aux eaux n’assure pas seulement une valorisation écologique, mais favorise également la protection contre les crues. Grâce à un tracé naturel et à la présence de végétation, les cours d’eau qui disposent d’un espace suffisant atténuent les crues. De plus, l’espace supplémentaire peut retenir l’eau et ralentir le débit. Un tel système permet d’écrêter les pics de crue.

Le mécanisme de financement est en place

La nouvelle loi sur la protection des eaux est similaire Ă  la lĂ©gislation des pays voisins et son application devrait se dĂ©rouler sans accroc, Ă©tant donnĂ© que le Parlement a approuvĂ© les bases financières idoines. Une bonne partie des revitalisations sont ainsi financĂ©es par la ConfĂ©dĂ©ration, qui met Ă  disposition 40 millions de francs par an Ă  cette fin et assumera en moyenne deux tiers des coĂ»ts. Quant Ă  l’assainissement des installations hydroĂ©lectriques, il est pris en charge Ă  100% par les responsables des atteintes Ă©cologiques. En fait, chaque consommateur et consommatrice verse un supplĂ©ment de 0,1 centime par kilowattheure sur les coĂ»ts de transport des rĂ©seaux Ă  haute tension, cette taxe permettant de rĂ©unir quelque 50 millions de francs par an.

MĂŞme si les mentalitĂ©s Ă©voluent, une Ă©tude intermĂ©diaire constate que les milieux aquatiques demeurent dans un Ă©tat dĂ©plorable en Suisse. Une morphologie monotone, l’absence de dynamique, les obstacles créés par les installations hydroĂ©lectriques, les ouvrages de protection contre les crues et la volontĂ© de gagner des terres cultivables ont dĂ©truit les habitats aquatiques de nombreuses espèces indigènes. Des tronçons totalisant environ 2000 kilomètres souffrent en particulier d’un dĂ©ficit de charriage. En d’autres termes, lorsque des murs de barrage, des pièges Ă  gravier et d’autres obstacles entravent le dĂ©bit solide naturel, le gravier et le sable font dĂ©faut en aval. D’oĂą la disparition de biotopes indispensables Ă  nombre d’espèces animales et vĂ©gĂ©tales.

Nouveau défi: les micropolluants

Voyons Ă  prĂ©sent ce qu’il en est de la qualitĂ© de l’eau. Les milieux aquatiques sont-ils mieux lotis de ce cĂ´tĂ©-là ? En version abrĂ©gĂ©e, le bilan donne ceci: par le passĂ©, la Suisse a obtenu d’excellents rĂ©sultats en matière de protection des eaux. Elle doit dĂ©sormais relever de nouveaux dĂ©fis, en particulier pour lutter contre les micropolluants, soit notamment des rĂ©sidus de mĂ©dicaments, de dĂ©tergents, de pesticides et de produits cosmĂ©tiques. Dans les petits cours d’eau, c’est surtout la concentration de produits phytosanitaires (PPh) qui pose problème et exige des actions de toute urgence.

Rien n’est simple

Ă€ y regarder de plus près, la situation en matière de qualitĂ© de l’eau est tout sauf simple. La protection des eaux a remportĂ© des succès indĂ©niables en Suisse. Grâce aux gros investissements consentis dans l’assainissement des agglomĂ©rations et l’épuration des eaux usĂ©es, nombre de polluants et de substances toxiques ne parviennent plus dans l’eau. En Suisse, plus de 97% des habitants sont par exemple raccordĂ©s Ă  une station centrale d’épuration des eaux usĂ©es (STEP). Parmi les pays de l’OCDE, seuls les Pays-Bas font mieux [7]. Les moyens techniques mis en Ĺ“uvre ont relĂ©guĂ© aux oubliettes les images de ruisseaux couverts de mousse et de lacs envahis d’algues, qui ont Ă©veillĂ© les consciences dans les annĂ©es 1980. Les concentrations Ă©levĂ©es de phosphore dans les cours d’eau et les lacs ont pu ĂŞtre sensiblement rĂ©duites, de sorte qu’elles avoisinent aujourd’hui souvent les valeurs des annĂ©es 1950. Dans les rĂ©gions oĂą l'on pratique un Ă©levage intensif, certains lacs, tels ceux de Baldegg et de Zoug, restent cependant trop polluĂ©s. Le problème du phosphore, c’est qu’il conduit Ă  une prolifĂ©ration d’algues, qui, en se dĂ©gradant, consomment beaucoup d’oxygène. Celui-ci vient ensuite Ă  manquer tant aux lacs qu’aux poissons, ce qui entraĂ®ne un recul de la biodiversitĂ©. Pour remĂ©dier Ă  cette situation, diverses Ă©tendues d’eau sont aĂ©rĂ©es artificiellement, parfois depuis des dĂ©cennies.

Une faible teneur en oxygène ne caractérise pas seulement les milieux aquatiques qui contiennent une forte charge de phosphore. Près de la moitié des grands lacs ne satisfont toujours pas à l’exigence légale dans ce domaine. L’approvisionnement d’un lac en oxygène dépend en effet pour beaucoup de la circulation de l’eau. Or, ce phénomène naturel est souvent entravé et le problème risque de s’aggraver encore. La hausse des températures de l’eau, induite par le changement climatique, et d’autres facteurs réduisent en effet les échanges entre les profondeurs et la surface. L’oxygène se fait alors de plus en plus rare dans les couches inférieures, de sorte que des habitats disparaissent. Les processus chimiques favorisés par le manque d’oxygène libèrent par ailleurs des substances indésirables (métaux lourds et nutriments) enfouies dans les sédiments.

Excès d’optimisme

La population a aussi son mot à dire dans l’évaluation de la qualité de l’eau. Selon une enquête de l’Eawag, institut de recherche sur l’eau du domaine des EPF, 80% des personnes interrogées la considèrent comme «bonne» ou «très bonne» [8]. Cette appréciation subjective pèche par optimisme, mais cela n’a rien de surprenant. Malgré tous les déficits écologiques, la qualité hygiénique des rivières et des lacs suisses est excellente, notamment grâce à un réseau d’assainissement bien développé. C’est du moins ce que l’Office fédéral de l’environnement indique dans ses informations sur la qualité de l’eau de baignade, dans laquelle les agents pathogènes sont rares. Nous aurions donc tort, par une belle journée d’été, de nous priver de plonger avec délectation dans les eaux du lac de Constance, du lac Majeur ou de l’Aar, parfois en pleine ville.

Force est donc de soumettre les milieux aquatiques Ă  une analyse plus approfondie. Du point de vue biologique, l’état des cours d’eau suisses varie beaucoup selon la rĂ©gion (fig. 6 et 7). Les rĂ©sultats de l’Observation nationale de la qualitĂ© des eaux de surface (NAWA) montrent que, dans 30% au moins des stations de mesure, les cours d’eau ne sont pas Ă  mĂŞme de remplir leurs fonctions Ă©cologiques. Ce programme national permet d’évaluer l’état et de suivre l’évolution des cours d’eau suisses. Selon le dernier rapport NAWA, ce sont surtout ceux du Plateau, vouĂ© Ă  une utilisation intensive, qui prĂ©sentent des dĂ©ficits au niveau de leur structure et de la concentration de substances polluantes [9].

Les petits cours d’eau sont particulièrement pollués

Des micropolluants parviennent dans les eaux par les eaux usées traitées ainsi que des sources diffuses, telles les activités agricoles. Il s’agit entre autres de résidus de pesticides, de médicaments, de produits cosmétiques ou d’agents pour la protection du bois. Or, même en concentrations infimes, ces substances peuvent nuire aux biocénoses aquatiques, car nombre d’organismes vivant dans l’eau sont beaucoup plus sensibles que l’être humain à ce type de pollution. Aujourd’hui, ces espèces animales et végétales aquatiques vivent ainsi dans des conditions déplorables et beaucoup sont menacées.

Une étude de l’Eawag parue en 2017 conclut que les petits cours d’eau qui drainent des régions vouées à une agriculture intensive contiennent une multitude de produits phytosanitaires (PPh). Même les concentrations de substances constituant un risque toxique aigu sont dépassées [10, 11]. Par ailleurs, les organismes aquatiques subissent souvent les effets de divers PPh persistants. Les petits cours d’eau revêtent pourtant une importance écologique cruciale, car ils permettent aux animaux, en particulier aux poissons, de s’abriter, de se reproduire et de grandir.

Menace sur les eaux souterraines

Outre l’état des lacs et des rivières, la qualitĂ© des eaux souterraines joue un rĂ´le tout aussi central pour la Suisse. DissimulĂ©es dans le sous-sol, les aquifères constituent nos principales ressources d’eau potable, puisque nous en tirons plus de 80% de l’eau que nous consommons. Leur Ă©tat est consignĂ© dans les donnĂ©es de l’Observation nationale des eaux souterraines (NAQUA), qui englobe un rĂ©seau de plus de 600 stations de mesure en Suisse.

Des substances particulièrement persistantes et très mobiles peuvent s’infiltrer jusque dans les eaux souterraines. Dans les zones urbanisées et celles vouées à une agriculture intensive, ces eaux contiennent dès lors des traces d’impuretés et de polluants. On y décèle surtout du nitrate et des produits de la dégradation de PPh, qui détériorent la qualité de l’eau.

Les eaux souterraines subissent, elles aussi, une menace croissante (fig. 8) dont les causes sont multiples. L’extension des zones habitĂ©es et des voies de communication prive des surfaces toujours plus grandes de leur capacitĂ© Ă  filtrer les eaux pluviales polluĂ©es. Faute de place, on tend de plus en plus Ă  construire des ouvrages (lotissements, routes et voies ferrĂ©es) dans le sous-sol, soit littĂ©ralement dans les eaux souterraines. Dans ces conditions, les substances Ă©trangères et pathogènes prĂ©sentent un risque accru pour nos principales rĂ©serves d’eau potable. De plus, les terrains requis pour les zones de protection tendant Ă  faire dĂ©faut, un nombre croissant de captages sont abandonnĂ©s et il devient toujours plus difficile d’en ouvrir de nouveaux, qui offrent les dĂ©bits nĂ©cessaires. Beaucoup jouissent certes d’une protection conforme Ă  la loi, mais les dispositions lĂ©gales ne sont pas toujours appliquĂ©es, en particulier dans le cas de petits captages. Pour garantir aux gĂ©nĂ©rations futures un approvisionnement sĂ»r en eau potable, il est urgent de remĂ©dier Ă  cette Situation.

Nouveaux défis

Réduire les micropolluants…

En matière de qualité de l’eau, les efforts de protection consentis en Suisse ont atteint nombre de leurs objectifs. Il reste à tout mettre en œuvre pour préserver ce succès. Des mesures s’imposent avant tout dans deux domaines: d’une part, il importe de s’attaquer aux micropolluants issus des zones densément habitées ; d’autre part, il faut réduire les résidus de produits phytosanitaires (PPh) qui proviennent directement des champs et polluent rivières, ruisseaux et eaux souterraines.

S’agissant des micropolluants issus des zones densĂ©ment peuplĂ©es, la voie est dĂ©jĂ  tracĂ©e. Le Parlement a en effet dĂ©cidĂ© d’optimiser les stations d’épuration des eaux usĂ©es : grâce Ă  une quatrième Ă©tape de traitement, elles Ă©limineront non seulement l’azote et le phosphore, mais aussi les micropolluants. Au cours des vingt prochaines annĂ©es, les principales STEP de Suisse seront dotĂ©es de l’équipement requis et Ă©limineront ainsi près de deux tiers de tous ces polluants. Trois stations Ă©quipĂ©es de procĂ©dĂ©s d’ozonation et de traitement au charbon actif sont dĂ©jĂ  en service et neuf autres sont actuellement en travaux. EstimĂ© Ă  environ 1,2 milliard de francs, l’équipement des STEP sera financĂ© par une taxe sur les eaux usĂ©es dont le montant ne dĂ©passera pas 9 francs par habitant raccordĂ©.

En 2017, le Conseil fédéral a approuvé un rapport qui démontre comment réduire la charge de micropolluants à la source. La première chose à faire consiste à appliquer rigoureusement les réglementations existantes. Il importe ensuite de promouvoir une utilisation et une élimination propres de produits tels que les médicaments ou les pesticides. À cette fin, l’Association suisse des professionnels de la protection des eaux (VSA) publie sur une plateforme internet [12] des informations sur les techniques de traitement des micropolluants dans les STEP communales.

… et les produits phytosanitaires

Le cas des produits phytosanitaires est bien plus complexe. De gros efforts seront nécessaires pour éviter que les ruisseaux de taille petite à moyenne soient gravement pollués. Compte tenu des structures, de la topographie et du climat de notre pays et vu l’utilisation assez courante de PPh sur des cultures spéciales et intensives, réduire les risques inhérents à ces produits relève d’une véritable gageure. Appliqués en grandes quantités sur divers types de végétaux, les PPh parviennent dans les eaux en empruntant toutes sortes de voies d’apport. Seul un ensemble de mesures permettra dès lors de réduire durablement leur concentration dans les eaux.

Conscient de la nĂ©cessitĂ© d’agir, le Conseil fĂ©dĂ©ral a approuvĂ© en septembre 2017 un plan d’action visant Ă  la rĂ©duction des risques et Ă  l’utilisation durable des produits phytosanitaires [13]. BasĂ© sur une cinquantaine de mesures, ce plan d’action vise Ă  rĂ©duire de moitiĂ© les risques induits par les produits phytosanitaires. Il fixe par ailleurs des objectifs spĂ©cifiques pour les eaux souterraines et les eaux superficielles.

Le plan d’action s’articule en trois volets: il entend réduire l’utilisation des PPh, diminuer leurs émissions et garantir la protection des cultures. Pour réduire les quantités appliquées, il préconise en particulier de développer le recours à des procédés non chimiques ou à une protection intégrée. Quant à la réduction des émissions (apport d’une partie des PPh appliqués dans les eaux), elle passe par l’application de mesures dans les exploitations et sur les champs.

Pour garantir le succès du plan, des instruments additionnels (recherche, formation, vulgarisation, suivi et information des milieux concernés) sont indispensables afin de renforcer les mesures prévues. L’homologation des PPh est un autre aspect essentiel. Elle crée les conditions nécessaires pour qu’une application correcte de ces produits n’engendre pas d’effets secondaires inacceptables pour l’être humain, les animaux et l’environnement.

La mise en œuvre du plan d’action passe par un engagement résolu et conjoint de tous les acteurs. Il faut de plus créer les conditions propices à la réduction des quantités de PPh utilisés. D’où toute l’importance d’une politique agricole appropriée. Dans celle de 2022, actuellement en préparation, le Conseil fédéral mettra dès lors l’accent sur une production plus durable.

Protéger les ressources en eau potable

La protection des eaux souterraines, notre principale ressource d’eau potable, ne doit pas non plus être négligée. L’urbanisation progressant à grands pas, les captages d’eaux souterraines sont de plus en plus exposés. Une planification prospective devra être élaborée pour garantir et préserver l’approvisionnement en eau. Enfin, il convient de veiller à l’entretien des infrastructures qui distribuent l’eau potable et éliminent les eaux usées. Voilà les investissements à consentir pour vivre dans le château d’eau qu’est la Suisse.

Des efforts doivent également viser à réduire l’apport de nitrate dans les eaux souterraines et superficielles, surtout pour protéger l’eau potable, mais aussi afin d’atténuer les problèmes que cette substance provoque en mer du Nord. Car les résidus des engrais épandus sur nos champs engendrent une grave prolifération d’algues à des centaines de kilomètres d’ici.

Protection des eaux, changement climatique et espèces exotiques

À l’avenir, la protection des eaux devra inclure d’autres aspects encore, tels les effets du changement climatique, car le réchauffement global modifie les écosystèmes aquatiques. Or, les ruisseaux, les rivières et les lacs de notre pays doivent être proches de l’état naturel pour résister à ce phénomène. Et ils doivent être en bonne santé pour remplir toutes leurs fonctions : sources d’eau potable, lieux de détente pour la population et habitats naturels pour les espèces animales et végétales.

Enfin, les espèces exotiques exercent une influence croissante sur les Ă©cosystèmes fluviatiles et lacustres, alors que leur expansion passe le plus souvent inaperçue. Les pratiques de la pĂŞche (empoissonnement artificiel), l’amĂ©nagement de canaux, la navigation et des changements Ă©cologiques ont pourtant nettement repoussĂ© les limites naturelles de la distribution des espèces piscicoles. L’épinoche, prĂ©sente uniquement dans la rĂ©gion bâloise au milieu du XIXe siècle, colonise aujourd’hui pratiquement tout le Plateau, oĂą elle est une espèce exotique. C’est mĂŞme le poisson que l’on rencontre le plus souvent dans le lac de Constance.

Depuis bientôt vingt ans, la population de plusieurs espèces de loches provenant de la mer Noire explose dans le Rhin en aval de Bâle. Alors qu’elles ont été observées pour la première fois en 2011 dans la cité rhénane, elles y représentent aujourd’hui la majeure partie du peuplement piscicole et leur progression vers l’amont se poursuit inexorablement. Leur impact sur les écosystèmes reste encore mal connu. L’expérience d’autres pays montre néanmoins qu’elles concurrencent les autres espèces (habitats et nourriture) et mangent leurs œufs et leurs alevins. Force est donc de craindre un impact massif sur les poissons indigènes.

Dans l’ensemble, les connaissances sur les interactions complexes qui se déroulent au sein des écosystèmes lacustres sont encore très lacunaires. Un projet innovant [14] mené sur le lac de Constance pourrait toutefois changer la donne durant ces prochaines années. Intitulé « Seewandel », ce projet de recherche transfrontalier vise à mieux comprendre les phénomènes, les interactions et les changements, parfois très rapides, qui caractérisent ce milieu. Les travaux portent notamment sur l’influence d’une hausse des températures hivernales sur la circulation de l’eau dans le lac. Des observations suggèrent en effet que la multiplication d’hivers cléments a entravé l’oxygénation des eaux profondes. Et cette évolution pourrait aussi bien réduire la biodiversité qu’entraver l’exploitation de l’eau potable.

Mot d’ordre général: faire preuve d’innovation

Entre les succès engrangés en matière de protection des eaux et les défis à relever, il est légitime de se demander si le verre est à moitié vide ou à moitié plein. Une fois de plus, il n’existe pas de réponse simple. En résumé, disons qu’il faut aussi bien des mesures à la source que des solutions techniques. La protection des eaux se révèle en outre particulièrement efficace en Suisse lorsque les différents acteurs collaborent à tous les niveaux (du secteur industriel et artisanal aux autorités en passant par les milieux scientifiques et les groupements d’intérêts). En misant sur l’innovation, ceux-ci peuvent tous contribuer à améliorer encore la situation. Pour l’essentiel, il faut continuer à progresser sur la voie de la protection et de la valorisation des milieux aquatiques et défendre résolument les intérêts de la nature. Faute de quoi, la politique en matière de protection des eaux n’atteindra pas son objectif, qui est de redonner à la Suisse des milieux aquatiques aussi divers que possible. Autrement dit, les ruisseaux, les rivières et les lacs doivent à nouveau être en mesure de remplir leurs fonctions naturelles. La politique agricole étant appelée à jouer un rôle non négligeable dans ces efforts, il importe de collaborer avec le monde agricole pour assurer une application efficace du plan d’action contre les produits phytosanitaires.

 

Bref historique de la qualité des eaux

Par le passĂ©, l’homme a utilisĂ© les cours d’eau pour se dĂ©barrasser des eaux usĂ©es provenant tant des mĂ©nages que de l’industrie et de l’artisanat. Pendant des siècles, l’air des villes Ă©tait saturĂ© de puanteur et les Ă©pidĂ©mies, de typhus par exemple, Ă©taient chose courante. L’espĂ©rance de vie Ă©tait donc courte. Il a fallu attendre le XIXe siècle pour que mĂ©decins, urbanistes et architectes prĂ´nent une Ă©vacuation ordonnĂ©e des eaux rĂ©siduaires. Leurs appels ont notamment conduit Ă  la «rĂ©forme des cloaques» en 1867 Ă  Zurich. Grâce aux progrès de l’assainissement et au dĂ©veloppement des infrastructures, notre espĂ©rance de vie est passĂ©e de 40 Ă  plus de 80 ans [6].

Si l’hygiène a certes Ă©voluĂ© au XIXe siècle, des quantitĂ©s croissantes d’eaux polluĂ©es ont Ă©tĂ© dĂ©versĂ©es dans les eaux, dĂ©tĂ©riorant gravement leur qualitĂ©. Sur ce front, un tournant positif et durable n’a Ă©tĂ© amorcĂ© qu’au milieu et vers la fin du XXe siècle, grâce Ă  la construction de vastes rĂ©seaux d’égouts et des stations d’épuration des eaux usĂ©es. Depuis, alors que le public en a Ă  peine conscience, les systèmes d’assainissement contribuent largement Ă  prĂ©server la santĂ© de tous. Pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer les effets dĂ©vastateurs d’une contamination de l’eau potable par des eaux usĂ©es non traitĂ©es. Au Locle, un tel incident a provoquĂ© 1000 cas de gastro-entĂ©rite en 2015.

Bibliographie

[1]   Vischer, D. (2003): Histoire de la protection contre les crues en Suisse – Des origines jusqu’au XIXe siècle, Rapports de l’OFEG, SĂ©rie Eaux, no 5

[2]   Gattlen, N.; Klaus, G.; Listios, G. (2017): BiodiversitĂ© en Suisse: Ă©tat et Ă©volution. Synthèse des rĂ©sultats de la surveillance de la biodiversitĂ©. État : 2016. Office fĂ©dĂ©ral de l’environnement, Berne. État de l’environnement no 1630

[3]   Loi fĂ©dĂ©rale du 21 juin 1991 sur l’amĂ©nagement des cours d’eau

[4]   Fondation suisse pour la protection et l’amĂ©nagement du paysage (2017): Paysage de l’annĂ©e 2017 : le paysage d’infrastructures Ă©nergĂ©tiques du canal de Hagneck, communiquĂ© de presse du 25 avril 2017

[5]   Loi fĂ©dĂ©rale du 24 janvier 1991 sur la protection des eaux (LEaux)

[6]   Association suisse des professionnels de la protection des eaux (2017): L’hygiène moderne des zones urbanisĂ©es permet de doubler l’espĂ©rance de vie, communiquĂ© de presse du 22 mars 2017.

[7]   OCDE (2017): Environmental Performance Review : Switzerland 2017.

[8]   Logar, I. et al. (2014): Cost-benefit analysis of the Swiss national policy on reducing micropollutants in treated wastewater. Envrionmental Science & Technology 48(21): 12500-12508

[9]   Kunz, M. ; Schindler Wildhaber, Y. ; Dietzel, A. (2016): État des cours d’eau suisses. RĂ©sultats de l’Observation nationale de la qualitĂ© des eaux de surface (NAWA) 2011-2014. Office fĂ©dĂ©ral de l’environnement, Berne. État de l’environnement no 1620

[10] Doppler, T.; Mangold, S. (2017): Forte pollution des ruisseaux suisses par les produits phytosanitaires, Aqua & Gas 12/2017: 42-52

[11] Langer, M.; Junghans, M. (2917): Risque écotoxicologique élevé dans les ruisseaux, Aqua & Gas 12/2017: 54-64

[12] www.micropoll.ch

[13] ConfĂ©dĂ©ration suisse (2017): Plan d’action visant Ă  la rĂ©duction des risques et Ă  l’utilisation durable des produits phytosanitaires, rapport du Conseil fĂ©dĂ©ral, 6 septembre 2017

[14] www.seewandel.org; www.youtue.com/watch?v=utXldDUm9fQ&feature=youtu.be

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